14/09/2014

Meena Kayastha, l'élégance du déchet



  « union », 165x70x28 cm, feraille, 2014


Meena Kayastha est une jeune artiste népalaise qui réalise des sculptures contemporaines qui intègrent des éléments traditionnels de l’art népalais. Ses œuvres hybrides associent des déchets recueillis dans des décharges au Népal avec des éléments figuratifs en papier mâché dans une optique esthétique mais aussi de transformation en œuvre d’art d’éléments jugés comme inutiles et ayant vocation à être détruits. Cette valorisation du rebut n’est pas seulement ici une revendication écologique mais revêt une dimension politique. En effet le système social népalais repose traditionnellement sur une division de la population en castes, dont certaines sont valorisées et d’autres méprisées et rejetées. Ainsi une certaine tranche de la population était considérée de naissance comme des rebuts. Ce système de caste a été vivement critiqué, notamment durant la révolution maoïste, mais certains de ses aspects perdurent encore dans l’imaginaire collectif. C’est pourquoi le travail de valorisation et de transformation du déchet en œuvre d’art que réalise Meena Kayastha peut être compris comme le reflet du changement de mentalité qui s’opère dans la société népalaise et comme un mécanisme visant à l’accélérer. L’artiste qui offre une nouvelle vie à ces objets tout en les laissant reconnaissables et identifiables fait aussi écho au processus de réincarnation à la base de l’hindouisme, religion largement pratiquée dans ce pays. Ainsi, tout en proposant un discours écologique et moderne, l’artiste valorise le patrimoine culturel népalais et s’engage politiquement pour une plus grande équité. Elle a accepté avec beaucoup de gentillesse de répondre à certaines questions afin d’expliquer plus en détail son travail :



« untitled », 172x75x75 cm, tuiles, roue, tuyaux, ferraille, 2014

 
Quand et à quel dessein avez-vous commencé à faire de l’art?

- Chaque fois que je tombe sur un morceau de ferraille, il chante sa gloire pour moi. Je le regarde, l’écoute et suis fascinée par tout ce qu’il a à dire. Cela me perturbait au début, mais j’ai réalisé que les matériaux de récupération sont un reflet de ​​la réalité. Etant enfant j’ai adoré l’idée de réemployer ce type de matériel. Je voulais découper les meilleurs morceaux de mes vieux vêtements et les coudre ensemble pour en créer un nouveau. Cette réflexion m’a fait penser que rien n’est vieux si vous trouvez un sens à l’objet. Après l’obtention de mon diplôme en 2007, j’ai commencé mon périple, à la découverte des décharges qui, pour moi, constituent un terrain artistique inexploré. J’ai ainsi commencé à visiter de nombreux dépotoirs et ai recueilli des éléments qui sont considérés comme inutiles et destinés à être détruits. J’ai développé ma première sculpture en déchets en assemblant différents objets inutiles et en les soudants ensembles, puis j’ai renforcé l’esthétique qui s’en dégageait à l’aide de motifs figuratifs ou tirés de l’art traditionnel népalais.


« Evolving Conciousness », 60x12x15 cm, plâtre de Paris, ciment blanc, tuyaux de fer, 2012



« Evolving Conciousness », idem, 2012
 
Vous sentez-vous influencée de manière notable par des artistes, des groupes ou des thèmes?

-Oui, en effet. Mais plutôt que de l’influence, je me sens très inspirée par le mouvement «Dada». Il s’agit d’un mouvement international anti-art qui a débuté à Zurich et a fleuri entre 1916 et 1923. Les membres de ce groupe ont développé un art du readymade qui rend l’art accessible à tous. De même, j’ai essayé de réveiller le pouvoir de l’imagination à l’aide de matériaux de récupération dans ma sculpture. Les gens ont tendance à utiliser puis jeter et je cherche à trouver et établir l’esthétique des éléments qui sont considérés comme inutiles et à éliminer. Je veux pousser les gens à améliorer leur pouvoir d’imagination dans le regard à porter sur les matériaux indésirables et leur faire saisir que ce qui est jugé indésirable peut néanmoins constituer le meilleur matériel pour explorer leur expression créative.


« Lyrics of Chaos », taille variable, papier mâché, roues de bicyclette, perles, 2010



« Lyrics of Street, 160x109x85 cm, papier mâché, klaxons de bus, tuyaux, feraille, 2011

Comment votre travail a-t-il été reçu et avez-vous des soutiens?

- Dans le contexte du Népal, je suis connue comme l’unique sculptrice de déchets. Je suis la première artiste à avoir choisi d’explorer des matériaux de récupération pour créer de l’art. Mes créations sont ainsi très appréciées et je suis soutenue à chaque étape de mon processus créatif. Je suis fière d’introduire le « junk art » au Népal.




« Lyrics of Hope », 95x35x30 cm, papier mâché, chaines, feraille, 2011 



« Lyrics of Agony », 64x103x30 cm, papier mâché, ferraille, cire, 2010

« Lyrics of Navarasa », 80x170x65 cm, papier mâché, 2011

La situation politique du Népal a-t-elle eu une influence sur la façon dont vous travaillez?

- La situation politique du Népal est très volatile depuis presque une décennie maintenant, et ma société a été gravement touchée durant ces dernières années. La vie des gens a été amplement affectée à la fois socialement et économiquement. Tous les changements, les luttes et la vie dans cette nouvelle société ont été d’une grande influence sur mon travail, autant sur l’aspect socio-culturel que d’un point de vue personnel, car les relations humaines renforcent et approfondissent les sentiments de joie comme de tristesse.



« Lyrics of Queen », 117x69x33 cm, papier mâché, billes, perles, 2011

Pourriez-vous décrire brièvement vos principales techniques?

- Je travaille dans un style hybride, fusionnant des éléments modernes et traditionnels. La plupart du temps je choisis du papier mâché, de la poussière de brique, le panel de couleur offert par la boue, de la ferraille, différentes tuiles et tesselles de mosaïque de couleur. J’assemble différentes matières de rebuts selon ma façon de les conceptualiser puis je les soude ensemble. Je n’ai jamais de plan prévu de ce que je sculpte parce que je ne sais jamais quel genre de chose je vais trouver dans les dépotoirs. Je crois donc au travail de processus, plus spontané, qui s’adapte aux matériaux. Pour plus d’esthétique, j’incorpore à mes œuvres des motifs népalais traditionnels.


« Lyrics of Night », 133x37x37 cm, papier mâché, ferraille, 2010

Où trouvez-vous et comment choisissez-vous les objets que vous utilisez pour vos sculptures et installations?

- La plupart du temps je rassemble les matériaux de différentes décharges. Après mon exposition en 2010 intitulée « Lyrics from the Junk yard » mon travail a bénéficié d’une bonne couverture médiatique et a reçu de bonnes réponses non seulement du cercle de l’art, mais aussi de personnes qui ont étés touchées par mes sculptures. Je suis heureuse que les gens m’appellent pour recueillir leurs déchets et qu’ils imaginent que je peux les transformer en leur offrant une nouvelle vie.

Le choix des matériaux au sein d’immenses casses est une tâche assez difficile. Il y a beaucoup de choses que vous avez à prendre en compte. Le déchet lui-même a sa propre histoire qui se déroule depuis sa fonction initiale à sa valeur finale d’inutilité. Je suis fascinée par ces formes tordues et ses matières rouillées. En général, je collectionne tout et n’importe quoi à partir de ferraille et je m’amuse à donner une forme significative à ces objets.

« Lyrics of Soul », 126x66x38 cm, papier mâché, klaxon de bus, pot d’échappement de camion, 2010

Quelles sont les nouvelles conceptions et modèles de réflexion que vous voulez explorer?

- Mon travail reflète des questionnements socio-culturels, politiques et personnels. Je voudrais travailler davantage sur les personnes humaines en intégrant des questions socio-psychologiques, des expressions personnelles, l’intimité humaine, l’évolution moderne de la société impliquée par les échanges entres espaces géographiques et culturels, les structures familiales, etc.



« Lyrics of Last Era », 95x76x36 cm, papier mâché,tuyaux de fer, cire, bruleurs à gaz, feraille, 2010




« Lyrics of Circus », 150x64x45 cm, papier mâché, ferraille, roue de bicyclette, 2010

Avez-vous des projets que vous souhaiteriez mentionner dans cet article?

- Je travaille avec plus d’éléments issus de la récupération, contrairement à mon travail précédent où la moitié de mes sculptures était constituée par des formes figuratives en papier mâché, tandis que mes projets en cours impliquent des mosaïques, des motifs traditionnels népalais et plus de symbolisme semi-abstrait.


« Happy Guard », 115x65x30 cm, tuiles, ferraille ,papier mâché, 2014
 
Meena Kayastha ne possède pas encore de site globalement dédié à son travail, néanmoins elle possède un tumblr : http://www.tumblr.com/search/Meena+Kayastha et un profil sur Arts Népal : http://www.eartsnepal.com/artist/meena-kayastha.html où elle propose la vente de certaines de ses œuvres. Je ne saurais trop conseiller aux lecteurs de s’intéresser à son travail, qui mérite toute notre attention, et de suivre sa progression artistique.

Adèle Tilouine

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